Ivar Ekeland
Hommage à Geneviève Jomier
J’ai écrit ceci pour que les travaux des hommes et les grands exploits accomplis par les Grecs et les Barbares ne tombent pas dans l’oubli.
Hérodote, L’enquête
Geneviève Jomier est arrivée à Dauphine en Septembre 1989, voici presque trente ans. Il est difficile, pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, de s’imaginer ce qu’était l’Université à ce moment-là. Il n’y avait pas d’internet, pas d’ordinateurs portables, encore moins de téléphones portables. Toute la correspondance se faisait par lettre, écrites à la main ou dictées à une secrétaire, tous les articles étaient tapés à la machine. Le téléphone, à Dauphine, occupait deux standardistes et un ingénieur à plein temps, ainsi qu’un local de 200m2 au premier étage. Apple venait de lancer le Macintosh “portable”, non disponible en France, qui pesait 7,4 kilogrammes et coûtait 6 500 $. Bill Gates venait de déclarer qu’à son avis personne n’aurait jamais besoin de plus de 512 Ko de mémoire.
Le CRIC (Centre des Ressources Informatiques Centrales) fut fondé en 1990, et Geneviève en prit la direction. Ce n’était en rien une évidence: elle n’était pas ingénieur, mais universitaire, et il s’agissait de piloter toutes les ressources informatiques de l’université, tant humaines que matérielles, et de naviguer diplomatiquement entre les écueils que représentaient les autres CRI, car il y en avait d’autres ! Chaque centre de recherches, chaque UFR, fort de ses ressources propres, avait le sien, et était prêt à le défendre becs et ongles contre les entreprises d’un pouvoir central ressenti comme dictatorial et insensible aux besoins locaux. Que de responsabilités chronophages, que d’occasions de se faire des ennemis, et surtout pour quoi ? Qui, en 1990, pouvait pressentir l’importance que prendrait le numérique dans la décennie qui s’ouvrait ?
Seul un chercheur de haut niveau pouvait le comprendre, et Geneviève a été ce chercheur. Elle a eu une vision véritablement prophétique de l’avenir, anticipant non seulement les progrès techniques, mais les changements profonds qu’ils allaient entraîner dans les modes de communication et de travail . En quelques années, elle a transformé l’Université. Dauphine a été la première université entièrement cablée, nous avons installé des routeurs dans tous les coins, nous nous sommes connectés au réseau RENATER, et quand internet est arrivé, nous étions prêts. Je me souviens d’une séance mémorable, était-ce en 1992 ? où les étudiants de l’IUP GMI ont expliqué aux responsables du Syntech ce qu’était internet. Madame Mouly, secrétaire générale, et Madame Sabatier, conservateur, ont elles aussi compris l’importance que prendraient les bases de données numériques, et avec le soutien technique de Geneviève nous avons construit une bibliothèque de recherche qui transformait définitivement leurs conditions de travail.
Mais les formations aussi doivent s’adapter ! Il est courant de lire aujourd’hui qu’il faut préparer les étudiants aux métiers du numérique, mais Geneviève l’avait compris dès 1990. La création des IUP (Instituts Universitaires Professionnalisés) par Claude Allègre, en 1992, devait lui donner l’occasion de réaliser sa vision. Avec Annie Charles, elle a créé l’IUP GMI (Génie Mathématique et Informatique) qui devait être, pendant toute sa trop brève existence, un laboratoire extraordinaire d’où sont sorties nombre de bonnes idées qui ont été reprises ailleurs. Elles ont été les premières à intégrer l’apprentissage dans la formation, ce qui permettait à des étudiants d’origine modeste de se payer des études supérieures et d’accéder à des postes prestigieux dans l’ingéniérie ou la finance. Elles ont étroitement associé les professionnels aux enseignements, par l’intermédiaire d’un conseil
de perfectionnement, et elles ont fait évoluer les contenus en amont en tenant compte des besoins exprimés en aval. Réciproquement, les échanges au sein du conseil de perfectionnement ont fait comprendre aux industriels qu’une formation efficace n’était pas l’apprentissage d’une technique, mais l’acquisition de bases théoriques et d’une méthode de travail: les techniques se périment très vite, et le professionnel doit être capable d’en changer rapidement et d’en maîtriser plusieurs au cours de sa carrière. Last but not least, l’expérience de l’IUP a permis aux informaticiens et aux mathématiciens de collaborer dans la conception d’enseignements innovants, et cette reconnaissance mutuelle, mettant fin à des années de conflit larvé, a abouti à la création du département MIDO.
Cette expérience a été rapidement transposée sur le plan national. Geneviève a participé au Conseil National des IUP, où elle a côtoyé des personnes comme Pierre Guillen, Secrétaire Général de l’UIMM, un marin lui aussi, avec lequel elle avait beaucoup sympathisé. De nombreux IUP ont vu le jour en France à cette époque, et forte de son expérience et de son influence elle veillait soigneusement à la qualité, à ce que le “U” et le “P” soient bien mérités. Malheureusement la plupart des IUP, et notamment l ́IUP GMI, ont aujourd’hui disparu, victimes de la réforme LMD qui a imposé les portes de sortie à trois et cinq ans, alors que les étudiants des IUP étaient lancé dans leur carrière au bout de quatre. Sans doute aussi les investissements que nécessitaient des formations véritablement professionnelles, comme les IUP, n’étaient-elles pas généralisables, et le gouvernement a-t-il préféré donner l’illusion que toutes les formations étaient professionnalisantes, et pour cela les mettre au même niveau. En ce sens, l’expérience des IUP a quand même été un succès, puisque l’apprentissage et la professionnalisation sont aujourd’hui considérés comme des impératifs pour l’enseignement supérieur.
Ceux qui sont passés par l’ UP GMI, étudiants comme enseignants, en retiennent surtout l’ouverture des enseignements et la coopération des talents. Il n’y était pas question uniquement de mathématiques et d’informatique, mais de communication, de langues, de droit, de marketing, bref de tout ce que les étudiants allaient rencontrer dans la vie professionnelle, et dans la vie tout court. Il ne s’agissait pas de tout dire, mais de donner des clés: on faisait confiance aux étudiants, on leur ouvrait la porte, on leur montrait que cela existait, on leur donnait quelques bases, et les moyens d’en apprendre plus le jour où ils en auraient besoin. Cette richesse se retrouvait dans la population étudiante, où le fou d’informatique côtoyait le fou des maths, mais où tous deux apprenaient à leur manière et contribuaient ensemble au progrès de la classe, pour le plus grand plaisir des enseignants. C’est Geneviève et Annie qui avaient eu cette idée, et il me semble que vingt-cinq ans après, elle reste en avance sur son temps, du moins en France, où je ne connais pas de formation bâtie sur ce modèle. Elle nous revient aujourd’hui des USA, avec la distinction des “soft skills” et des “hard skills”, à enseigner en même temps, mais on est encore bien loin de ce qu’a été l’IUP GMI !
En dépit de cette activité débordante, Geneviève a maintenu durant toute sa carrière une activité de recherche importante. Elle avait des collaborateurs dans le monde entier, en Pologne, au Brésil, en Colombie, aux USA, en Afrique, elle allait les voir et elle les recevait à Dauphine. Et des élèves, combien en a-t-elle eu ? Elle était tout le temps en train de lire des thèses ou de corriger des projets, la porte de son bureau était ouverte jusque très tard le soir à ses étudiants et à ses élèves. Sa générosité était sans borne. Elle avait noué des liens particuliers avec le Burkina Faso, où ses anciens élèves avaient monté une école d’informatique: tous les ans, avec Annie, elles allaient y faire un cours. L’année dernière encore elle y est allée, en dépit de conditions sécuritaires très dégradées. Son appartement à Paris était la maison du Bon Dieu, toujours occupée par un parent, un ami, un étudiant africain en difficulté, un chercheur étranger de passage.
Geneviève ne cherchait pas son intérêt. Elle méprisait l’argent, et elle aimait les gens. Elle abhorrait l’arrogance des puissants, et elle était à l’écoute des sans grades. C’est par elle que je savais que
telle personne employée au CRIC consacrait son maigre salaire à soutenir une école à Pondichéry, et elle me parlait du père Wresinski et d’ATD Quart Monde. Elle aimait la mer aussi, et elle en a fait profiter beaucoup de monde. Merci pour ces croisières en Méditerranée ou en Bretagne ! Merci pour tous ces souvenirs !
L’Université Paris-Dauphine doit beaucoup à Geneviève Jomier. Toute la famille Ekeland lui doit beaucoup. C’était un grand esprit, un très grand esprit, et chez elle l’action suivait la pensée. Si notre société avait été plus ouverte aux femmes, elle y aurait joué les premiers rôles. Dans ce livre merveilleux qu’est Le pont sur la Drina, Ivo Andric fait dire à l’un de ses personnages: “Nous tous, nous ne mourons qu’une fois, à la différence des grands hommes qui meurent deux fois: la première lorsqu’ils quittent ce monde, la seconde quand disparaissent leurs bonnes actions”. À nous de porter les idées de Geneviève, pour qu’elle ne meure pas une seconde fois ! C ́est pour cela qu’il n’y a pas encore de fin à son histoire, juste une étape sur la route. Avant de nous remettre en marche, écoutons le chant du poète:
Je n’ai pas refusé ma tâche sur la Terre.
Ma gerbe ? La voilà. Mon sillon ? Le voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adoucie,
Debout, mais inclinée du côté du mystère.
Ivar Ekeland
Président de l’Université Paris-Dauphine (1989-1994)